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BIBLIOTHEQUE SAINTE - GENEVIEVE
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XLVII
LA
SCIENCE DES RELIGIONS
ET L'ISLAMISME
LA
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32 (Vf)
SCIENCE DES RELIGIONS
ET L'ISLAMISMjT
DEUX CONFERENCES 4s«^."'-~
Faites le i <) et le 26 mars iSSij. à l'Écble
des Hautes-Études (section des sciences religieuses )
HARTWIG DEREN BOURG
Directeur adjoint à l'Ecole des Hautes- Etudes
[section des sciences religieuses)
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PARIS
ERNEST LER tJ X , EDI T E U R
2&, RUE BONAI'AKTE, 2^
l886
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LA
SCIENCE DES RELIGIONS
L'ISLAM ISM E
Messieurs,
#j|t| L y a . dkse P l ans P™sque jour
p^hrî-A, pour jour qu'en mars 1869 je dé-
butais dans l'enseignement de l'arabe pat-
une leçon d'ouverture sur la composition
du Coran ». Par une mesure très libérale
1. Cette leçon a paru dans la Revue des cours
littéraires du 17 avril 18G9, p, :ii2-3i8.
LA SCIEN'CE DES HEI.IG10NS
de M. Duruy, alors ministre de l'instruc-
tion publique, les salles Gerson, aujour-
d'hui annexées à, la Faculté des lettres,
dont les cadres se sont tellement élargis
dans ces dernières années, avaient été ou-
vertes à un certain nombre de cours libres,
indépendants les uns des autres, où quel-
ques vétérans faisaient un dernier effort
pour démontrer leur supériorité sur leurs
émules officiels, où de nouvelles recrues
allaient bravement au feu pour conquérir
leurs chevrons.
Nous étions en vacances, lorsque corn •
mença le siège de Paris; on nous y main-
tint indéfiniment. L'initiative de M. Du-
ruy et de son éminent collaborateur,
M. Dumesnil, après avoir réussi au-delà
de leurs espérances, n'eut pas de lende-
main. Nous ne figurions pour aucune
somme, si minime qu'elle fût, au budget.
Aucun ministre n'avait intérêt à plaider
notre cause. Les anciens d'entre nous,
condamnés de nouveau au silence, se ré-
signèrent; les jeunes, pleins de foi dans
l'avenir, se mirent à chercher un toit
ET L ISLAMISME
moins chancelant qui leur offrît un abri
moins provisoire.
Dix ans plus tard, quatre épaves de ce
naufrage, successivement recueillies par
l'Ecole spéciale des langues orientales, se
trouvaient de nouveau réunies après avoir
été longtemps séparées. M. le comte Klecz-
kowski, qui vient de mourir, a bi illam
ment couronné sa carrière de diplomate
par ses succès dans l'enseignement du chi-
nois; M. le baron Des Michels a conquis
une légitime autorité tant par ses publica-
tions que par son cours d'annamite ;
M. Louis Léger, qui nous a quittés l'an
dernier pour devenir professeur au Col-
lège de France, nous est du moins resté
comme professeur honoraire; enfin on
m'a confié la chaire d'arabe littéral, si bril-
lamment remplie par l'illustre Silvestre
de Sacy de 1796 à 1 838, supprimée en
1868, un an après la mort de son succes-
seur, M. Reinaud.
Les circonstances me ramènent aujour-
d'hui, après tant d'années, au sujet que
j'avais choisi spontanément lors de mon
LA SCIENCE DES RELIGIONS
entrée dans la carrière. Depuis lors, dans
aucun de mes cours, je n'avais repris le
Coran comme texte d'explication. Pour
être absolument sincère avec vous et avec
moi-même, au risque peut-être de vous
effrayer d'avance, je ne vous cacherai pas
le motif de cette exclusion prolongée : il
me semblait que, dans des conférences
aussi suivies que les nôtres, où le tour de
parole est aussi espacé pour chacun, le
Coran passerait pour un texte vraiment
par trop austère, non pas pour celui qui ex-
plique, car celui-là est toujours préoccupé
d'assurer sa marche, mais pour ceux qui
écoutent et qu'il s'agit d'intéresser afin
de les tenir en haleine.
Il faut avouer qu'il y a dans le Coran
au moins les deux tiers des sourates ^'est
ainsi qu'on nomme les cent quatorze cha-
pitres dont il se compose) qui sont rem-
plies d'apostrophes banales, d'attaques
contre les religions autres que l'isla-
misme, de mouvements de colère et d'im-
patience contre le sort, de bulletins de ba-
taille, de morceaux écrits dans un stvle
ET l/ISLAMISME
5
très négligea l'époque où le Prophète, dé-
couragé parles luttes qu'il avait eu à sou-
tenir, semblait ne plus croire lui même à
sa mission.
Si, pourtant, je me suis décidé à renou-
veler la tentative, c'est que je la reprends
dans des conditions bien autrement favo-
rables. A ce moment-là, j'étais réduit à
considérer comme une bonne fortune un
auditoire presque uniquement composé
d'amateurs. Si j'avais demandé à un seul
d'entre eux s'il était préparé, le vide se se-
rait immédiatement fait autour de ma
chaire. Leur assiduité était la récompense
de ma discrétion. Je cherchais à les dis-
traire pour ne pas les perdre. Je leur ai
gardé une profonde reconnaissance de leur
bonne volonté persistante; ils assistaient à
peu près régulièrement à mon cours et ju-
geaient de mes progrès, tandis que je pou-
vais seulement constater leur présence.
Nous aurions pu nous donner réciproque-
ment un certificat d'exactitude, j'aurais
été hors d'état de décerner à aucun d'eux
un diplôme.
LA SCIENCE DES RELIGIONS
Le zèle avec lequel vous avez répondu
cette fois encore à mon appel est la meil-
leure preuve que je ne m'agile plus dans
le vide. 11 y a entre nous, Messieurs, un
contrat librement consenti, qui nous unit,
sans que nous ayons jamais eu besoin
ni d'en discuter, ni d'en formuler les clau-
ses. De mon côté, je cherche à disposer les
faces diverses de mon enseignement, en
m'inspirant de vos intérêts les mieux en-
tendus; quant à vous, vous m'apportez
le concours de votre attention la plus sou-
tenue, de votre collaboration la plus per-
sévérante La tâche du professeur est sin-
gulièrement allégée lorsqu'il connaît la
composition de son auditoire et qu'il peut
ajuster son cours au niveau de ceux aux-
quels il s'adresse. Je me sens rassuré en
face d'élèves que j'ai pratiqués depuis
longtemps, que je sais imprégnés de l'es-
prit scientifique, et qui rivaliseront avec
moi d'ardeur dans le nouveau champ ou-
vert à leur activité, la connaissance de l'is-
lamisme et du Coran.
Dés notre prochaine conférence je vous
ET L ISLAMISME
rendrai la parole, nous reprendrons noire
échange d'idées, et je me contenterai,
comme à l'ordinaire, de diriger la marche
et l'ordre de vos discussions. Pour cette
fois, je vous demanderai la permission de
vous exposer dans quelle mesure ce cours
complétera le cycle des études pour les-
quelles vous voulez bien me considérer
comme un de vos guides. S'il faisait dou-
ble emploi avec ce qui existe déjà ailleurs,
qu'aurions nous besoin, moi de le l'aire,
vous de le suivre? Il importe donc de
tracer de prime abord, avec exactitude, la
ligne de démarcation qui sépare cet en-
seignement nouveau des terrains limitro-
phes; il importe de justifier la nécessité ou
au moins 1 utilité de ce nouveau rouage,
dont nous allons expérimenter ensemble
les ressorts et le jeu.
De tels prolégomènes, je me suis cru en
droit de les supprimer, lorsque je pouvais
prendre comme modèles des prédécesseurs
tels que Silvestre de Saey, Mac Guckin de
Slane et Stanislas Guyaid. Si je n'ai pas
été directement l'élève de Silvestre de
3 LA SCIENCE DES RELIGIONS
Sacy, j'ai eu l'honneur d'être initié à la
méthode du maître par un de ses meil-
leurs élèves, par le continuateur de sa
tradition, par l'annotateur et le réviseur
de sa Grammaire arabe. Avant que je
l'aie nommé, vous avez reconnu à ces
traits le patriarche des études orientales
en Europe, l'éditeur du Baidâwî, M. le
professeur Fleischer.
La voie lumineuse, où je n'avais qu'à
m'engager à la suite de ces hommes émi-
nents pour étudier à leur exemple l'his-
toire, la littérature, la langue des Arabes,
présente une solution de continuité à l'en-
droit oh elle m'aurait éclairé sur la route
à suivre pour vous faire connaître l'isla-
misme et les religions de l'Arabie. Telle
est la double rubrique de ce cours. Nous
réaliserons la seconde partie du pro-
gramme qui lui a été assigné par une
classification raisonnée des divinités de
l'Arabie méridionale d'après les inscrip-
tions sabéenneset himyarites. En recons-
tituant ce panthéon d'après les documents
originaux, gravés sur la pierre ou sur le
ET I. ISLAMISME
bronze, nous aiderons pour notre faible
part à la grande œuvre du Corpus ins-
criptionumsemiticarum, monument qu'est
en train d'élever l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres '.
La moisson que rapporteront à la
science des religions nos recherches épi-
graphiques, ne risque pas d'être confon-
due avec les résultats de nos autres tra-
vaux. Aussi ne vous parlerai-je aujourd'hui
que de l'islamisme et de la place que les
études sur cette religion méritent d'occu-
per dans notre enseignement national.
L'Ecole où ce nouveau cours est inau-
guré, a elle-même besoin de conquérir
son droit de cité parmi les Ecoles spécia-
les qui font de Paris un si remarquable
centre d'instruction. Pour ma part, je
crois à sa prospérité et à son influence si
elle les mérite par la sincérité et la sagesse
de ceux qui seront appelés à y prendre la
I
|. Truis fascicules de la section phénicienne
ont paru, sous la signature de M. Ernest Renan ,
en iSSi, l883 et i883.
10
L\ SCIENCE DES RELIGIONS
parole. Elle ne peut périr que par ses
fautes. Si, au contraire, elle réussir à ne
pas dévier des principes qui ont présidé à
sa fondation, si elle sait éviter les écarts,
elle est appelée à devenir une des créations
les plus originales, les plus hardies et,
j'en ai la fei me conviction, les plus soli-
des et les plus durables qu'aura vu naître
le déclin actuel du xix c siècle.
L'examen auquel nous allons nous livrer
ensemble s'appliquera successivement aux
questions suivantes sur lesquelles nous
devrons nous contenter d'une vue à vol
d'oiseau :
i° Qu'est-ce en général que la science
des religions, quels sont ses procédés et
ses méthodes d'investigation?
2" Dans cette science une fois définie,
à quels résultats serons-nous conduits par
une enquête impartiale sur l'islamisme,
sur la mission de son prophète Mahomet
(ou plutôt Mohammad), sur l'authenticité
et l'autorité de son code, le Coran ?
3° Nous nous demanderons ensuite
quelle dogmatique, quelle théologie,
ET L ISLAMISME 1 I
quelle morale l'islamisme a pi échecs, quel
a été le secret de sa victoire si prompte et
si décisive, et nous aurons à rechercher
dans quelles conditions exceptionnelles
de vitalité il s'est développé au point qu'à
l'heure actuelle, après moins de quatorze
siècles d'existence., il compte cent soixante-
quinze millions d'adhérents, au point
qu'aujourd'hui encore il continue avec
succès la marche en avant de sa propa-
gande.
Après cet exposé, nous n'aurons pas
besoin de démontrer que la France, avec
ses annexes de l'Algérie et de la Tunisie,
n'a pas seulement un intérêt scientifique
à former des générations de travailleurs
connaissant à fond la langue arabe et la
reli«ion musulmane.
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L
a science des religions date d'hier,
mais elle a bien vice réclamé et
conquis sa place au soleil. L'astre qui
répand sur la terre et sur l'homme cha-
leur et lumière, que l'homme primitif a
partout adoré comme un bienfaiteur, ne
pouvait la lui refuser sans ingratitude.
Pour ne parler que de la France, l'ou-
tillage dont v dispose aujourd'hui la
science des religions, me parait tout à lait
approprié à la faire prospérer et progres-
ser. Elle a été naturalisée et définitivement
implantée clans notre pays par la chaire
du Collège de France, occupée, avec quel
éclat! vous le savez, par le président de
cette section, M. Albert Réville. De cette
'4
LA SCIENCE DES RELIGIONS
chaire unique se sont détachées, comme
les branches d'un même arbre, les douze
conférences dont se compose actuellement
l'Ecole dite des sciences religieuses.
Pour en mieux marquer le caractère, on
a inscrit sur le fronton du nouvel édifice :
Ecole des hautes études, cinquième sec-
tion, c'est à-dire qu'on a mis les sciences
religieuses sur le même plan que les
sciences mathématiques, physiques, natu-
relles, philologiques et historiques. C'est
avec la quatrième section, celle des scien-
ces historiques et philologiques, que s'est,
par la nature même des choses , établi
immédiatement le lien le plus intime. On
lui a emprunté avec de légères modifica-
tions son règlement et son organisation ;
on lui a même emprunté quelques-uns de
ses maîtres.
La science des religions possède sa re-
vue, fondée en 1880 par notre excellent
collègue, M. Maurice Vernes, aujourd'hui
dirigée par un autre de nos collègues, au-
teur d'un livre estimé sur La religion à
Rome sous les Sévères, M. Jean Réville.
ET [.ISLAMISME
1?
Le titre même de la revue, Revue de l'his-
toire des religions, est un programme.
Les musées, au grand profit des études
sur les religions, avaient d'avance amon-
celé des documents de premier ordre sur
le passé des croyances humaines.
Les collections du Louvre regorgent
d'idoles égyptiennes, chaldéennes, assy-
riennes, phéniciennes, gieeques et romai-
nes. L'antiquité revit avec ses usages et
ses traditions dans les statues et les bas-
reliefs, représentations et symboles de l'i-
dée religieuse dans les différents pays et
aux diverses époques.
Le cabinet des antiques et médailles de
la Bibliothèque nationale renferme aussi
des pièces capitales dans ses vases chy-
priotes, dans ses spécimens de la glyptique
orientale, dans ses bijoux et ses pierres
gravées.
Signalons encore le Musée d'ethnogra-
phie duTrocadéro, dont les conservateurs,
MM. Hamy et Landrin, sont chargés de
centraliser et de grouper pour l'étude lus
envois de nos explorateurs. Les collections
10
I.A SCIENCE DES RELIGIONS
■
d'objets rassemblés en Europe, en Améri-
que, en Océanie et dans les régions polai-
res sont classées, et le public est admis à
voir plus d'un millier de dieux et de féti-
ches exposés dans les vitrines. On m'as-
sure que la galerie africaine sera ouverte
avant la fin de l'année.
Le musée, créé à Lyon par M. Guimet.
qui vient d'être donné à l'Etat et dont les
constructions commencent à sortir de terre
sur la place d'Iéna à Paris, possède, ou-
tre des modèles exquis des céramiques
chinoise et japonaise, une réunion unique
de tout ce qui peut illustrer « les religions
de l'Inde, du Japon, de l'Egypte et de
l'Europe ancienne l , »
Aux nombreux Bouddhas, qu'il va faire
entrer comme un précieux accroissement
de nos richesses nationales, viendront s'a-
jouter plus tard, le plus tard possible, je
l'espère, ceux que M. Cernuschi a ras-
i. Milloué (L. ilt;). Catalogue du musée Gui-
met. Première partie, Inde, Chine et Japon, Lyon,
iSS3, Lxvin et 323 pages in-12.
ET L'ISLAMISME
>7
de
ll-
semblés, en particulier le Bouddha monu
mental qui ornait une place publique
Jeddo et auquel il a élevé un palais, j't
lais presque dire un temple. Des à pré-
sent, cet héritage divin, avec l'hôtel bâti à
sa mesure, est destiné à devenir le Musée
Cemuschi. Le Musée Guimet s'en distin-
guera de plus en plus par son caractère
d'universalité ; car M. Guimet, devenu di-
recteur à vie, se propose de n'en exclure
aucune des religions anciennes et mo-
dernes.
Qu'entend-on par une religion ? Nous
avons emprunté au latin ce mot. dont 1 e-
tvmologie est douteuse. Vient-il de reh-
crere « relire ». comme le veut Cicéron ' ;
est-ce un dérivé de religatio, provenant
de religare « attacher, nouer », comme
le prétendent Servius et Lactance? D'a-
près la première explication, la religion
i. Telle est i'étymologie adoptée par MM. Bréal
et tiailly dans leur Dictionnaire étymologique
lgtin(z' éd., Paris, i SS6, p. i5ô et 137).
i8
LA SCIENCE DES RELIGIONS
serait comme un formulaire que l'homme
« relirait » sans cesse, de même qu'en Ita-
lie il était appelé à lire « la loi gravée sui-
des tables et affichée au Forum ' ». Re-
marquons en passant que le nom du Co-
ran, qui signifie « lecture », se rattache-
rait à la même conception, et que, dans
le livre de Néhémie (vm, 8), le livre con-
tenant la loi de Dieu est appelé Hammik-
râ, « la lecture ». Admet-on, au con-
traire, que la religion signifie le lien qui
unit l'homme à la divinité, on fait, je
crois, de mauvaise philologie, mais en
i . Le mot latin lex est avec raison expliqué
ainsi par M. Bréal dans les Mémoires de la so-
ciété de linguistique de Paris, V, 3 ( 1 8S3) , p. 1 96-
197; cf. Bréal et Bailly, Dictionnaire étymologi-
que latin, p. ib(j. Où les savants auteurs de ce
dernier ouvrage ont-ils puisé leur assertion que
« chez les peuples sémitiques la loi, c'est l'écri-
ture; chez les Romains..., c'est la lecture.' » Lors-
que l'on parle des Écritures, ou de l'Écriture
sainte, c'est là une expression qui n'appartient
pas à la langue de l'Ancien Testament, et qui se
rencontre pour la première fois dans le Nouveau
Testament.
ET L 1SI AMISME
'9
revanche Ton fait (que l'on me pardonne
ce néologisme!) d'excellente hiérographie.
Une religion, en effet, n'est pas autre
chose qu'un ensemble de propositions éri-
gées en axiomes sur la nature des rapports
entre l'homme et l'inconnaissable divin. Le
sentiment de notre faiblesse a appelé
comme corollaire naturel et comme atté-
nuation nécessaire le besoin d'en appeler
à des forces supérieures, dont nous invo-
quons l'appui pour supporter les misères
de la vie et la déception de la mort.
C'est ainsi que les mêmes aspirations
ont amené, comme une protestation géné-
rale contre la réalité, un élan de l'huma-
nité entière s'élançant par la pensée vers
des régions plus élevées, régions que cha-
que temps, chaque génération, chaque ag-
glomération, ont peuplées différemment,
selon les idées régnantes, l'éducation des
intelligences, les tendances nationales et
locales. Les épanchements de la joie et de
la douleur, du contentement et de la dé-
tresse se sont partout donné libre cours
dans la prière, action de grâces ou appel
20 I.A SCIENCE DES RELIGIONS
à la miséricorde, confidence de l'âme qui
déborde par l'excès du bonheur ou de Tin-
fortune.
Sur toutes les parties de notre planète,
l'homme a éprouvé un réel soulagement
lorsqu'il a cru franchir les limites du ciel
qui borne son horizon, et qu'il a rattaché
ses destinées à un idéal de toute-puissance et
de justice infinie. Depuis les fétiches ado-
rés par les sauvages jusqu'au Dieu unique
et immatériel des religions les plus raffi-
nées, la foi des vrais croyants a relevé
leurs courages chancelants, a consolé
leurs cœurs affligés, a fait luire dans les
ténèbres de leurs vies attristées un rayon
d'espérance.
La science des religions ne saurait se
contenter d'enregistrer ces titres qui dé-
montrent l'antiquité de l'idée religieuse et
les services qu'elle a rendus de temps im-
mémorial à ses partisans, mais qui ne pré-
jugent rien en faveur de sa légitimité, ni
de la justesse des solutions qu'elle propose.
Les diverses théologies, dans le sens du
moins que l'on donne habituellement à ce
ET L'iSI.AMlSME
21
mot parmi nous, affirment toutes une
même prétention: chacune d'elles prétend
au dépôt exclusif de la vérité révélée. La
science doit se montrer respectueuse des
convictions sincères qu'elle rencontre sur
son chemin, mais elle est en droit, après
leur avoir rendu hommage, de remonter
jusqu'à la source où elles ont pris nais-
sance et d'en suivre le cours à travers le
temps et l'espace. Une pareille enquête
doit être menée dans un esprit de calme
impartialité, à égale distance de l'apologé-
tique, qui admire de confiance, et de la
polémique, qui condamne d'avance, sans
la passion ardente du néophyte, sans le
dédain moqueur du sceptique.
Dans la classification des connaissances
humaines, la science des religions, celte
nouvelle venue qui a si vaillamment re-
vendiqué sa préséance, quelle place con-
vient-il de lui assigner?
La science des religions doit-elle être
rangée dans l'ordre des sciences philoso-
phiques? Certes, le problème métaphysi-
22
LA SCIENCE DES RELIGIONS
1
que qu'elle résout par la dogmatique, a
toujours hanté l'esprit des philosophes,
qui ont bâti des systèmes, concilié ou ag-
gravé les discordances dont ils étaient
frappés, envisagé les questions pour les
éclairer ou les obscurcir, qui enfin ont
agité, imaginé, développé des théories sur
les causes premières et sur les causes fina-
les, sur le passé et l'avenir du monde.
Mais une aristocratie intellectuelle peut
seule goûter ces quintessences de raison-
nements, d'inductions et de déductions,
de combinaisons, qui ne risquent pas d'a-
voir prise sur le vulgaire. La philosophie
et la religion sont parfois arrivées aux
mêmes sommets, mais par des chemins
bien différents, celle-là par un effort de la
raison, celle-ci par l'intervention du sur-
naturel et de la révélation; Tune par la
tension d'esprits encyclopédiques cher-
chant la synthèse et les principes de toutes
choses, l'autre par la propagande popu-
laire de doctrines surhumaines, illumi-
nées d'une auréole divine. On a souvent
essayé de soumettre les religions au con-
ET I, ISLAMISME 2 J
trôle du libre examen, tandis que le pro-
pre des religions est précisément de s'im-
poser sans admettre la discussion. La
controverse philosophique et la soumis-
sion religieuse partent de principes géné-
rateurs trop opposés pour jamais se con-
fondre. Rivales dans leur amour du vrai,
elles se doivent une tolérance et une es-
time réciproques : la persécution et l'op-
pression de l'une par l'autre ont été trop
souvent des atteintes données à la liberté
de conscience par l'aveuglement et le fa-
natisme.
La science des religions, telle que nous
la concevons, n'est donc pas une branche
des études philosophiques.
La découverte du sanscrit et la révolu-
tion qu'elle amena dans la philologie com-
parée firent croire, dans l'enivrement de
la première heure, que la science des reli-
gions allait devenir un des chapitres de la
linguistique renouvelée. Dans cet âge
d'or, les noms des dieux hindous, grecs et
romains, les noms des dieux sémitiques
24
LA SCIENCE DES RELIGIONS
lit'
furent analysés, disséqués, commentés, et
les étymologies régnèrent sans partage
dans les cieux, comme sur la terre.
Certes les noms des dieux ne sont pas
des éléments d'information indifférents
pour qui veut apprécier la puissance qui
leur a été attribuée, le culte dont ils ont
été l'objet. L'onomastique sacrée, en dépit
de ses obscurités et de ses conjectures ha-
sardées, reste un auxiliaire fort utile pour
barrer le chemin à des conclusions erro-
nées, en contradiction avec les applica-
tions certaines des lois phonétiques dû-
ment constatées et édictées.
Mais l'étiquette, alors même qu'elle est
déchiffrée, ne saurait être un indice suffi-
sant pour apprécier la nature de ce qu'elle
recouvre. Pour nous en tenir au Coran,
ce serait s'engager dans une voie sans is-
sue que de demander aux noms des dieux
Allah et Ar-Rahmân le secret de leur pré-
dominance successive sur l'esprit du Pro-
phète.
L
L'archéologie peut elle faire valoir des
ET L ISLAMISME
25
droits mieux fondés sur la science des re-
ligions ?
Les représentations figurées sont appe-
lées, j'en suis convaincu, à prêter un con-
cours de plus en plus efficace à la science
des religions. C'est à ce titre que j'ai salué,
au début de cet entretien, l'existence ac-
tuelle et la création prochaine de musées
dédiés aux dieux et aux déesses des na-
tions. L'archéologie recueille, étudie et
compare les images par lesquelles l'homme
a reproduit sous des formes concrètes les
ditîérents aspects de ses sentiments reli-
gieux Ce sont des témoins du passé qu'il
faut inierroger avec critique comme des
symboles particulièrement significatifs,
mais il faut se garder de considérer les
emblèmes imaginés par le sculpteur ou le
graveur comme des oracles irréfragables.
Une nouvelle école, à laquelle M. Kuhn
a donné la principale impulsion, s'est at-
tachée de prélérence aux impressions, que
les phénomènes météorologiques auraient
produites sur les organes de l'homme et
I
2Ô LA SCIENCE DES RELIGIONS
qui auraient frappé son esprit, surpris de
ces perceptions inattendues, au point de
lui faire déifier les forces de la nature.
Je ne méconnais pas la justesse de ce
point de vue, qui ne doit pas plus être
écarté que les notions justes de linguisti-
que et d'archéologie.
Ce n'est point à une fantaisie que les
écrivains ont obéi, lorsque, dans l'Ancien
Testament, ils ont appelé le tonnerre « la
voix de Dieu », ni lorsqu'ils ont placé les
apparitions de Yahwéh « au milieu du
tonnerre, des éclairs et des flammes »
(Exode, ix, 23, par exemple).
Dans le Coran (xiii, 14), « le tonnerre
célèbre les louanges d'Allah ; c'est Allah
qui lance ses foudres pour atteindre qui il
veut. »
Le Zeus des Grecs, le Jupiter des Ro-
mains ne sont ils pas fulminants?
Les bienfaits du soleil et de la pluie, les
clartés mystérieuses de la lune, le scintil-
lement des étoiles dispersées au firma-
ment, les ténèbres répandues en plein jour
par les éclipses, le retour régulier des sai-
ET L ISLAMISME
^7
sons, et tant d'autres merveilles, que d'é-
tonnements pour les imaginations neuves,
que de divinités provoquant de naïfs hom-
mages !
Rien de surprenant non plus que les
aéiolithes, tombant avec fracas au milieu
des populations, aient été révérés ainsi
que des pierres sacrées, envoyées du ciel
comme un avertissement ou comme un
châtiment. Le Dieu d'Israël est lui-même
appelé plusieurs fois dans la Bible has-
suur « le rocher » '. Le culte de la pierre
noire enchâssée dans le mur, à la pointe
sud-est de la Ka'ba à la Mecque, de-
meure comme le dernier vestige chez
les Musulmans de l'ancienne adoration
mêlée de terreur que leurs ancêtres ren-
daient aux aérolithes -.
i. Voir en particulier le curieux passage du
Dciitérunome, xxxu, 3i, ou Moïse est censé dire :
« Notre rocher n'est pas comme leur rocher » ; ce
que les Septante tiaduisent : ovx i-.-a 'j Oioi f,/i.âv
ôi? i Oioi aùrwv.
2. Hugues (Th. P.), A dictionary of Islam, l.on-
don, i885, p. ID4-I55 et p. 333-335.
28
LA SCIENCE DES RELIGIONS
L'anthropologie, si absorbante dans son
exubérance juvénile, voudrait appliquer
la mensuration des crânes à l'appréciation
du développement religieux chez les peu-
ples et chez les individus. Si l'avenir dé-
montre que cette prétention n'est pas ab-
solument vaine, je doute pourtant qu'on
puisse jamais tirer du volume et de la
conformation du crâne un pronostic qui
permette de reconnaître à coup sûr un
monothéiste d'un païen, un panthéiste
d'un athée.
L'ethnographie est un facteur autre-
ment important dans l'étude des reli-
gions.
Les mœurs, les coutumes, l'état social
ne déterminent pas ces courants impé-
tueux d'idées qui se manifestent par une
révolution religieuse. Mais, tandis que
la doctrine reste inflexible, le culte se plie
aux circonstances et sauve parfois le dra-
peau en le dissimulant. Ces transactions
amènent une pénétration réciproque des
ET 1. ISLAMISME
2 9
usages par lu religion, de la religion par
les usages. La même religion, dans ses
migrations, peut changer d'aspect au
point de devenir presque méconnaissable.
C'est qu'elle s'est accommodée au génie
des peuples qu'elle a conquis et que ceux-
ci, tout en se soumettant à elle, lui ont
imprimé la marque de leur esprit et de
leurs tendances, de leurs habitudes et de
leurs goûts, de leur éducation et de leur
culture, enfin de ce qui distingue et ca-
ractérise leur degré de civilisation.
Si l'ethnographie se borne à revendi-
quer une part d'influence sur le dévelop-
pement local des religions, personne ne
pourra le lui imputer comme une usur-
pation.
La Mythologie \oologique de M. le
comte Angelo de Gubernatis et sa My-
thologie des plantes, les Communica-
tions ' de M. Paul de Lagarde sur la
1. Paul de Lagarde, Mitlheilwigen, Gœliingen,
i88i.
JO LA SCIEN'CE DES KKLIGIONS
vénération qu'inspiraient aux Sémites cer-
taines espèces d'arbres, sont des recueils
de faits indéniables, mais qui ne suffisent
point pour placer la science des religions
comme un corollaire, ni comme un ap-
pendice, de la zoologie ou de la bota-
nique.
Après avoir discuté les prétentions et
défini les droits respectifs de toutes les
disciplines qui prétendaient s'établir avec
fracas et régner sans partage dans le do-
maine des sciences religieuses, je vous
demande la permission d'arriver sans re-
tard et sans transition aux conclusions
que vous avez sans doute tirées vous-
mêmes de ce qui précède.
La science des religions, si elle fait de
larges et légitimes emprunts à toutes les
sciences que nous venons d'énumérer, est,
par son essence, et doit être, par sa mé-
thode, une section des études histori
ques.
Rechercher la vérité sous le voile de la
légende, constater et expliquer la généra-
ET L ISLAMISME - 1 1
tion et les transformations de l'idée reli-
gieuse, mettre en oeuvre les matériaux de
provenances diverses qui peuvent être
utilises pour établir sur des fondements
solides la connaissance des faits de cet
ordre, voilà, si je ne m'abuse, un cadre
qui ne diffère pas sensiblement de celui
où se meuvent les mémoires scientifiques
sur une question d'histoire politique ou
d'histoire littéraire.
Le savant qui cherche à poiler la lu-
mière sur les origines obscurcies des con-
victions religieuses, aura seulement a
combattre des ennemis plus acharnés, qui
seront portés à taxer sa logique froide
d'impiété et de blasphème. Qu'il ne se
laisse ni effrayer pour atténuer son lan-
gage, ni passionner pour l'accentuer.
« La critique, a dit excellemment
M. Renan ', dont la règle est de nesuivre
que la droite et loyale induction, en de-
hors de toute arrière-pensée politique; la
I
i. Études d'histoire religieuse, ; c éd. (Pari
1.SG4), p. vu.
I.A SCIENCE DES RELIGIONS
critique, dont le premier principe est que
le miracle n'a point de place dans le tissu
des choses humaines, pas plus que dans
la série des faits de la nature; la critique
qui commence par proclamer que tout,
dans l'histoire, a son explication humaine,
lors même que cette explication nous
échappe faute de renseignements suffi-
sants, ne saurait évidemment se rencon-
trer avec les écoles théologiques, qui em-
ploient une méthode opposée à la sienne
et poursuivent un but différent. Suscepti-
bles, comme toutes les puissances qui
s'attribuent une source divine, les reli-
gions prennent naturellement l'expres-
sion, même respectueuse, de la divergence
pour de l'hostilité et voient des ennemis
dans tous ceux qui usent vis-à vis d'elles
des droits les plus simples de la raison. »
Les partisans du surnaturel et des mi-
racles ne sauraient accepter notre méthode
d'investigation , ni admettre que nous
nous constituions juges de croyances
qu'ils croient tenir d une intervention
miraculeuse de la divinité dans les choses
ET L ISLAMISME JJ
humaines. Les âmes qui sont dans cet
état de grâce seront toujours scandalisées
ou au moins effarouchées par la témérité
de notre analyse psychologique des idées,
de notre enquête historique sur les évé-
nements.
Mais, pour injustement que nous nous
exposions à être accusés, nous devons des
égards â ces opinions invétérées, à ces
consciences sincèrement timorées. Nous
ne nous proposons de battre en brèche ni
les religions de l'antiquité, ni celles des
temps modernes, nous avons seulement
l'ambition d'apporter loyalement à leur
examen, selon l'expression de M. Maurice
Vernes, « l'esprit de respectueuse sympa-
thie que méritent les grands efforts de
l'esprit humain, ces efforts où la société a
déposé le meilleur de son travail et de ses
espérances ' ».
M. Gabriel Monod, en formulant le
programme qu'il a mis en télé de la Re-
i. Revue de l'histoire des Religions, 1 (Paris,
i8<So;, p. I").
H
LA SCIENCE IiKS HKI.1GIONS
vue historique et qu'il y a réalisé avec
ténacité et persistance, s'exprimait en ces
termes, justement rappelés dans l'Intro-
duction à la Revue de l'histoire des reli-
gions ' :
« Nous ne professerons aucun credo
dogmatique; nous ne nous eniôleions
sous les ordres d'aucun parti; ce qui ne
veut pas dire que notre Revue sera une
tour de Babel où toutes les opinions vien-
dront se manifester. Le point de vue
strictement scientifique auquel nous nous
placerons, suffira à donner à notre recueil
l'unité de ton et de caractère. Tous ceux
qui se mettent à ce point de vue éprou-
vent à l'égard du passé un même senti-
ment, une svmpathie respectueuse, mais
indépendante. L'historien ne peut, en
effet, comprendre le passé sans une cer-
taine sympathie, sans oublier ses propres
sentiments, ses propres idées, pour s'ap-
proprier un instant ceux des hommes
d'autrefois, sans se mettre à leur place,
i. Ibià , I, p. -.
ET L'ISLAMISME
35
sans juger les faits dans le milieu où ils
se sont produits. Il aborde en même
temps ce passé avec un sentiment de res-
pect, parce qu'il sent mieux que personne
les mille liens qui nous rattachent aux
ancêtres; il sait que notre vie est formée
de la leur, nos vertus et nos vices de leurs
bonnes et de leurs mauvaises actions, que
nous sommes solidaires des uns et des
autres. Il y a quelque chose de filial dans
le respect avec lequel il cherche à pénétrer
dans leur âme; il se considère comme le
dépositaire des traditions de son peuple
et de l'humanité »
■- '
;,,
mwmwmmmMm
mmMmmmmmm
ii
Lv. sentiment attendri que l'historien
éprouve- malgré lui. lorsqu'il feuil-
lette les annales de son pays et de sa race,
ne risquera point de fausser notre juge-
ment lorsque nous envisagerons en spec-
tateurs curieux, mais non prévenus, les
origines, les progrès et l'avenir de l'isla-
misme. La science des religions ne saurait
trouver un champ d'expériences plus pro-
pice, ou elle puisse mieux vérifier la jus-
tesse de ses lois, la précision de ses mé-
thodes. Tandis que le judaïsme, le
bouddhisme, même le christianisme ca-
chent leurs origines sous l'amas des lé-
gendes qui les recouvrent, l'islamisme les
■^
'
38 l.A SCIENCE DES RELIGIONS
dévoile sans réticence et .^ans enjolive-
ments, avec un certain orgueil de parvenu
qui se targue d'être parti de si bas et d'ê-
i
tre monté si haut.
« La naissance de Tislamisme. a dit
M. Renan ', est un fait unique et vérita-
blement inappréciable L'islamisme a été
la dernière création religieuse de l'huma-
nité et, à beaucoup d'égards, la moins ori-
ginale. Au lieu de ce mystère, sous lequel
les autres religions enveloppent leur ber-
ceau, celle ci nait en pleine histoire; ses
»
racines sont à fleur de sol. La vie de son
fondateur nous est aussi bien con tue que
celle d :s réformateurs du xvi*' :,iècle. Nous
pouvons suivre année par année les fluc-
tuations de sa pensée, ses contradictions.
ses faiblesses. Ailleurs, les origines reli-
gieuses se perdent dans le rêve; le travail
de la critique la plus déliée suffit à peine
pour discerner le réel sous les apparences
trompeuses du mythe et de la légende.
>
L'islamisme, au contraire, apparaissant
i. Etudes S 'histoire
eligicuse, p
ET [.'ISLAMISME
5Q
au milieu d'une réflexion très avancée,
manque absolument de surnaturel. Maho-
met, Omar, Ali, ne sont ni des voyants,
ni des illuminés, ni des thaumaturges.
Chacun d'eux sait très bien ce qu'il fait,
nul n'est dupe de lui-même; chacun s'of-
fre à L'analyse à nu et avec toutes les fai-
blesses de l'humanité. »
La vie de Mahomet et la composition
du Coran, voila le double sujet que nous
allons traiter d'abord sans essayer d'y in-
troduire une séparation factice qu'il ne
comporte pas.
Car, tandis que l'on discute sur les ori-
gines de la Bible, tandis que l'Église or-
thodoxe elle-même attribue les Evangiles
aux apôtres et non à Jésus, l'authenticité
du Coran n'est point contestée. C'est l'œu-
vre de Mahomet et de Mahomet seul, œu-
vre incohérente parce qu'elle reflète la
mobilité d'un esprit mal équilibré, mais
vivante, parce que les impressions chan-
geantes du prophète sont repercutées avec
une exactitude presque mécanique dans
la parole souvent contradictoire, généra-
40 LA SCIENCE DES RELIGIONS
lement sincère, qu'il énonce comme éma-
nant d'Allah.
Mahomet naquit à La Mecque en 5jo,
peut-être seulementen 571. Son père 'Abd
Allah mourut avant sa naissance et il n'a-
vait que six ans lorsqu'il perdit sa mère.
L'orphelin fut recueilli d'abord par son
vieux grand-père 'Abd Al-Mouttalib, puis,
deux ans plus tard, après la mort de ce-
lui-ci, par son oncle Aboù Tâlib 'Abd
Manàf. Le pauvre enfant dut pourvoir de
bonne heure aux besoins de son existence
et se faire, comme dit Voltaire, « de cha-
meaux un grossier conducteur ' », jus-
qu'au jour où, âgé de vingt-quatre ans, il
fut distingué et épousé par Khadîdja, ri-
che veuve de trente-neuf ans, au service de
laquelle il était entré.
Délivré des soucis matériels, il se laissa
envahir de plus en plus par son goût pour
la méditation religieuse, par son aversion
1. Mahomet ou le fanatisme, iragédie, acle I,
scène iv.
ET L ISLAMISME
41
contre le polythéisme de ses compatriotes.
Peu à peu il avait subi l'influence des
idées nouvelles qui germaient dans son
entourage. Il se sentait attiré vers le mo-
nothéisme qui s'infiltrait par des canaux,
les uns visibles et à fleur de terre, les au-
tres cachés et souterrains, dans toutes les
parties de la péninsule arabique.
On ne sait pas à quelle époque le ju-
daïsme avait pénétré pour la première fois
en Arabie. Les ingénieuses combinaisons
de M. Dozy, dans ses Israélites à la Mec-
que, lui ont paru à lui-même trop osées
pour être admises dans son Essai sur
l'histoire de l'islamisme. Les croyances
des juifs, descendants d'Abraham par
Isaac, avaient éveillé la sympathie de po-
pulations qui se disaient issues d'Abraham
par Ismaël. La domination juive dans le
Yémen paraît démontrée non seulement
par le témoignage de la tradition, mais
encore par des considérations linguisti-
ques. Mahomet a beaucjatïpTarij-prunté au
judaïsme, comme A. Géj^er l'a prouvédes
i83 7 .
42
LA SCIENCE DES UELIC10NS
Le christianisme comptait en Arabie
de nombreux adhérents : il dominait le
nord par les rois de Hîra et de Gassân, le
centre par Yathrib, la future Médine, le
sud par l'évêché de Nedjrân et les autres
communautés du Yémen.
A côté de ces religions qui, à l'inverse
des religions grecque et romaine, s'ap-
puyaient chacune sur un livre révélé, il
se constitua des associations d'hommes
qui furent musulmans avant l'islamisme.
Ce sont ceux qu'on a désignés comme les
ahlou'l-fitra « partisans de la création »,
ou comme hanîf, ce qui signifie en hé-
breu ou en syriaque « un hérétique », en
arabe tout au contraire « celui qui penche
du bon côté, un orthodoxe ' ».
Mahomet comprit quels services cet
avènement d'un monothéisme qui n'était
i. Pour l'explication de ces deux noms, voir
surtout Coran, xxx, 29. La locution pleine* in-
clinant vers Allah » (Coran, xxu, 32), et « incli-
nant vers la vraie religion » (Coran, x, io5 et xxx,
29), me paraît décisive pour l'interprétation du
mot hanîf.
ET L ISLAMISME
4^
ni Juif ni chrétien, pourrait lui rendre
pour le succès immédiat et pour le triom-
phe définitif de sa prophétie. Aussi, le pa-
triarche Abraham n'est il pour Mahomet
*< ni un juif, ni un chrétien, ni un idolâ-
tre, mais un hanîf » .
Pour que ces éléments monothéistes,
noyés au milieu du polythéisme, en vins-
sent à se reconnaître, à se fondre et à se
pénétrer, pour que de leur combinaison
sortît une religion nouvelle, il fallait
qu'un homme puissamment doué sut
prendre assez d'empire sur ses contempo-
rains pour apporter de la cohésion dans
des tendances hétérogènes,, de l'unité dans
la confusion d'idées mal écloses, destinées
a disparaître avant d'avoir mûri.
La part de Mahomet dans la fondation
de l'islam est tout à fait prépondérante et
M. Kuenen a pu dire avec raison que
sans lui l'islam serait inexplicable Mais
je me sépare de M. Kuenen, lorsqu'il
soutien que « l'islam est, dans un sens
i . Coran, m, Go-
44
LA SCIENCE DES RELIGIONS
éminent et bien plus que la plupart des
autres religions, le produit, non d'une
époque, non d'un peuple, mais de la per-
sonne de son fondateur » '. Je me refuse
à croire qu'une religion soit jamais sortie
d'une conception individuelle, comme la
sagesse du cerveau de Minerve. L'accord
entre les aspirations peut être inconscien-
tes d'une génération d'hommes vivant
dans un pays déterminé et la prédication
inspirée d'un prophète qui donne une
forme, un corps aux pensées vagues de
ses contemporains et de ses compatriotes,
voilà, selon moi, l'harmonie nécessaire
pour amener l'entente des esprits sur un
dogme et sur un culte, voilà le concert de
circonstances qui a favorisé l'action de
Mahomet et la confiance de ses adhérents.
Mahomet avait plus de quarante ans
lorsque, dans une de ses promenades soli-
taires sur le mont Hiiâ, il eut la première
de ces visions obsédantes qui l'imprégnè-
i. A. Kueneti, V Islam dans la Revue de l'his-
toire des religions, VI (1882), p. i5.
ET I. ISLAMISME
4 5
rent de vérités révélées et qui lui imposè-
rent la parole d'Allah. Il dormait dans
une caverne où il aimait à réfléchir. Tout
à coup il aperçut dans un rêve un être in-
connu, qui lui disait : « Lis. » — « Mais
je ne sais pas lire », répliqua Mahomet.
— « Lis », répéta la voix. Bien qu'à plu-
sieurs reprises Mahomet eût argué de son
incapacité, l'apparition poursuivit en ces
termes :
« Lis au nom de ton maître, qui a créé,
qui a créé l'homme de sang coagulé. Lis,
car ton maître est le plus noble de tous,
c'est lui qui a enseigné grâce au kaîam,
qui a enseigné à l'homme ce que l'homme
ignorait. »
La tradition est unanime pour considé-
rer ces versets (xcvi, i-5] comme les plus
anciens du Coran ' ; l'ange Gabriel les au-
rait montrés au prophète tracés par Allah
avec son kalam, avec son roseau pour
écrire, afin d'instruire « le prophète igno-
i. Voir à ce sujet un cuiieux passage de Ma-
soudi, Les Prairies d'or, IV, p. t 3 3 .
3-
LA SCIENCE DES KEL1G10NS
rant ' » d'abord, et par lui ensuite l'hu-
manité î .
Mahomet rentre de la montagne dans
un état alarmant d'agitation et de fièvre.
Il va perdre connaissance; tout son corps
frissonne : « Enveloppez-moi », crie t-il
de loin. On se presse autour de lui, on le
couvre, mais on ne parvient pas à conju-
rer une violente attaque de nerfs, pen-
dant laquelle il croit entendre les paioles
suivantes {Coran, lxxiv, 1-7) :
1 « O toi qui es enveloppé, léve-toi et
| prêche. Ton seigneur, glorifie le; tes vête-
ments, purifie-les ; ta souillure, fuis-la Ne
sois pas généreux pour t 'enrichir ; et, en
face de ton maître, prends patience.
A partir de ce moment, Mahomet ap-
partient tout entier à la mission que lui a
révélée un ange descendu du ciel, qui s'est
î- Coran, vu, i56 et 1 58.
2. Nous suivrons ici et dans la suite de notre
exposition le livre magistral de M. Auguste Mul-
ler, Der Islam im Alorgen und Abendland, t. t
(seul publié), Berlin, i«S5, dans la collection de
W. Otiken, Allgemeine Weltgeschiçhte.
ET L ISLAMISME
47
approché de lui « jusqu'à deux portées
d'are ou plus prés encore » '; la source de
l'inspiration ou au moins de la prédica-
tion ne tarit plus en lui, et « 1 envoyé
d'Allah », comme il se nomme sans cesse,
répand avec effusion la parole de son dieu,
sans se ménager dans cette propagande
tantôt pacifique et tantôt belliqueuse.
L'exégèse du Coran procéderait avec
plus de sûreté au classement chronologi-
que des cent quatorze chapitres ou sou-
rates, dont il s? compose, si les allusions
aux événements contemporains y étaient
plus transparentes, si les noms propres
n'étaient point presque partout omis de
propos délibéré -, si les chapitres eux-mé-
mémes, surtout les longs chapitres, n'é-
1 . Coran, LUI, <|.
2. Le prophète ne ciie dans le: Coran, par. ni les
personnes de son entourage, que son oikIu Abuù
Lahab (exi, 1) et son fils adopiif Zaid (xxxm, 35).
Ajoutons-y peut-être Al-Walîd ibn Mougaira, l'un
des chefs des KoraiBchites, s'il est vraiment dé-
signé par son surnom d'Unique dans LXHV, 11.
48
LA SCIENCE DES RELIGIONS
taient pas des assemblages arbiti aires de
morceaux disparates.
L'ordre actuel du recueil n'a jamais,
dans la pensée de ses auteurs, impliqué
une présomption en faveur d'une date plus
ou moins ancienne. Si l'on excepte le pre-
mier chapitre, une courte prière, devenue
dés l'origine le fondement de la liturgie
musulmane, et placée pour ce motif sur le
seuil du livre, les sourates s'y suivent un
peu au hasard, la proportion de leur lon-
gueur déterminant seule le classement. A
la tin ont été reléguées des harangues très
courtes, de quelques lignes à peine,
comme, dans le dhvân d'un poète, les
rapsodes arabes mettent au bout les pièces
composées de quelques vers, les distiques
et les épigrammes./
Ces épanchements rapides, où la rime
résonne à voiées régulières comme le tin-
tement d'une cloche ', représentent dans
i. Cette comparaison est donnée comme de
Mahomet lui-même Jans lbn Khaldoûn, Prolé-
gomènes (tr. de Slane,) I, p. 1 85 et 2o3.
ET L'ISLAMISME
49
le Coran la première période de la pro-
phétie. La phrase est courte, hachée, en-
trecoupée ; on dirait qu'elle scande cha-
cun des spasmes du malade, alors
qu'Allah lui envoie au milieu des con-
vulsions sa parole accablante '. Les gens
de sa tribu, les Koi aischites, témoins de
ce spectacle, s'acharnaient à le traiter de
possédé (madjnoûn), à cause de la coïnci-
dence de ses troubles nerveux avec ses
apostrophes véhémentes. 11 relevait vo-
lontiers le reproche pour rappeler qu'a-
vant lui « il n'y avait pas eu de prophète
qui n'eût pas été traité de sorcier ou de
fou » (Coran, li, 52). N'était-ce pas « la
révélation du maître des mondes, que
l'esprit fidèle faisait descendre sur son
cœur d'apôtre afin qu'il la propageât
dans une langue arabe claire » (Coran,
xxvi, iq2-ig5)? La surexcitation de la
pensée, la concision de la forme, la vi-
bration sonore des rimes, voilà, en dehors
des autres indices, le critérium qui per-
Coran, lxxiii, 5.
-° I A SCIENCE DES RELIGIONS
met Je discerner la facture des « feuillets
annoblis, élevés, purifiés ' », qui doivent
être placés à la fois par la chronologie et
par noire admiration comme les premiè-
res pages du Coran.
L'exubérance de l'imagination, la per-
fection du style ne restèrent pas à cette
hauteur pendant les dix ou douze ans qui
s'écoulèrent entre les débuts de l'apostolat
de Mahomet et sa fuite à Yathrib en 622.
La grande division des sourates, d'après
leur provenance, vaguement rappelée par
la mention soit de la Mecque, soit de
Médine; a pénétré jusque dans la rédac-
tion officielle du Coran. Une troisième
catégorie comprend les morceaux dont
le lieu d'origine est discuté. Dans nos
exemplaires manuscrits et imprimés,
chacun des chapitres ouvre par une
présomption canonique à cet égard,
puis vient le nombre des versets, en-
fin, excepté en tète de la neuvième sou-
rate, la laineuse invocation : « Au nom
1 . Coi\i
n, lxxx, r 3,
ET I. ISLAMISME 3 I
d'Allah, le Rahmân miséricordieux » '.
Une massore aussi rudimentaire était
une ébauche imparfaite qui appelait des
compléments et des rectifications. Le
Fihrist (p. 25) contient un essai d'ordon-
nance générale qui paraît remonter au
commencement du m e siècle de l'hégire.
11 ne diffère pas sensiblement de celui
que M. Nœldeke, dans son Histoire du
Coran(p. 47), a emprunté à un auteur du
v c siècle. Dans l'un et dans l'autre, on
applique aux morceaux entiers ce qui
s'ouvent n'est vrai que pour le commen-
cement, et on les traite comme s'ils
étaient venus d'un seul jet, sans addi-
tions, sans interpolations, sans un vrai
travail de marqueterie ou de soudure.
Nous ne pouvons entrer dans les dé-
tails de l'inventaire exact que la critique
moderne a commencé et qu'elle achèvera
1. Ce n'est pas ici l'endroit île justifier celte
traduction, où je me suis conformé J l'exemple
de M. Sprcnger, Das Leben und die Lehi e des
Moltammad, Berlin, 1861, 3 vol in-8".
02 ' A SCIENCE DES RELIGIONS
des chapitres, des fragments et des ver-
sets. On trouvera dans le Dictionnaire
de V islam de M. Hugues, en dehors de
son point de vue personnel, largement
exposé p. 4 9 3-5i6, aux pages 490-492,
un curieux parallèle sur trois colonnes de
« l'ordre chronologique » d'après As-
Soyoûtî dans son Itkdn, Rodwell dans sa
traduction du Coran et Muir dans sa Vie
de Mahomet. Pour être complet, il au-
rait dû ajouter dans deux autres colonnes
les hypothèses de G. Weil dans son Mo-
hammed le prophète et les suggestions si
instructives de M. Nœldecke dans son
Histoire du Coran.
Nous nous contenterons d'énumérer et
de passer en revue les grandes divisions
de la vie du Prophète en leur rapportant
respectivement les symptômes dominants
de l'influence successive qu'elles ont
exercée sur les accents de la prophétie.
Les années, qui précèdent l'hégire, peu-
vent être réparties en trois périodes :
ET L'ISLAMISME
53
i° Visions célestes et hallucinations,
vers 6 io ou 612 de notre ère. Les versets,
par lesquels débutent les chapitres xcvi
et lxxiv sont, nous l'avons dit, de cette
époque.
Il se pourrait que les compilateurs du
Coran eussent admis quelques médita-
tions antérieures de Mahomet, quelques
fragments poétiques sans tendances au-
tres que les tendances monothéistes d'un
hanîf. Les sourates, qui pourraient bien
être antéislamiques, sont les sourates 1,
eu, cix-ckvi, cxix-cxxvi. Le vague de ces
élucubrations poétiques interdit de les
dater avec une rigueur mathématique. Si
le mètre ne faisait pas défaut, ces mor-
ceaux auraient pu aussi bien être insérés
dans le Kitâb aUagâni ou dans la Ha-
inâsa, que dans le Coran. Le souffle qui
les anime semble appartenir à une âme
|eune et ardente. Elles sont évidemment
parmi les plus anciennes paroles d'Allah,
un peu avant ou un peu après la sourate
du sang coagulé. Celle-ci est la vocation
du Prophète qui se considère comme ap-
•M
I.A SCIENXE DES RELIGIONS
pelé à régénérer sa tribu, à purifier k
Ka'ba des idoles qui la souillent.
2» Lutte du prophète contre l'opposa
tion des Koraischites, dont la majorité
se refuse à le suivre et « à marcher dans
les voies d'Allah ». Pour vaincre leur
résistance, Mahomet fuit un tableau en-
chanteur du sort réservé aux vrais
croyants, tandis qu'il menace de l'enfer
ceux qui persistent dans leur égarement.
L'abus des mots qui signifient guider,
diriger, chemin, conduite, est significatif
comme réminiscences involontaires du
métier que Mahomet avait exercé avant
son mariage avec Khadidja.
Les premières conversions ne dépassè-
rent pas le cercle de la famille du pro-
phète : en dehors de sa femme et de ses
filles, il eut d'abord pour adhérents ses
deux tils adoptifs Ali et Zaid, puis son
gendre Othmàn, enfin la plupart de ses
parents, les Hàschimites.
Aboû Bekr, un de ses amis intimes qui
appartenait à la tribu des Banoù Taim
KT I. ISLAMISME
55
établis à La Mecque, fut le premier étran-
ger, qui, dès le début, prit parti résolu-
ment pour la doctrine nouvelle et la fit
profiter de la situation personnelle, que
lui avaient value une large aisance et un
caractère d'une droiture inflexible.
L'appui de ce personnage n'empêchait
pas que le Prophète se débattit dans l'im-
puissance. Il ne voyait venir à lui que de
pauvres gens et des esclaves, éblouis par
la perspective des jardins de délices et des
hoûris aux yeux noirs, dont il leur traçait
un tableau enchanteur comme compensa-
tion dans la vie future à leurs misères du
présent. La Mecque défendait ses idoles
attaquées. Allât, Al-'Ouzzàet Manât,pour
ne rappeler que les divinités mentionnées
dans le Coran (r.ur, 19 et 20), restaient
debout dans la Ka'ba, d'où Allah, leur
« associé » d'autrefois ', cherchait en vain
à les expulser.
Malgré l'insuccès relatif de la prédica-
tion, malgré les railleries dont elle est
I
1 . Coran, vi, 1 -'7 ■
56
LA SCIENCE DES RELIGIONS
l'objet et les accusations d'imposture
qu'elle provoque, le Prophète n'est pas
découragé. Son allure reste militante, son
langage acéré, sa conviction absolue
qu'au jour de la victoire « on verra les
hommes entrer dans la religion d'Allah
en masses compactes » (Coran, ex, 2).
En attendant cette adhésion unanime,
la petite confrérie, en dépit de l'ombre
dont elle s'enveloppe, ne se sent pas en
sécurité à La Mecque et, en 6i5, une
partie de ses membres se décide à traver-
ser la Mer Rouge et à chercher un asile
auprès du Négus, roi d'Ethiopie.
3° Homélies remplies de légendes rab-
biniques, chrétiennes et arabes, destinées
à propager la foi nouvelle parmi les juifs,
les chrétiens et les païens de La Mecque.'
Un événement décisif fait sortir l'isla-
misme de la maison d'Arkam, de l'ora-
toire où il cachait discrètement ses lents
progrès. Vers 616, Omar, jusque-là un '
des adversaires les plus acharnés de Ma-
homet, devient avec éclat un de ses plus
ET I. ISLAMISME
57
ardents alliés. Ce transfuge du paganisme
apporte dans le camp, dont il veut désor-
mais assurer la défense et l'extension, la
fougue de sa nature et la passion de ses
vingt-six ans. Ce n'est plus dans les fau-
bourgs que les partisans d'Allah se ca-
cheront comme des conspirateurs. L'isla-
misme se produira au grand jour et ré-
clamera non pas seulement la tolérance
de son culte dans la Ka'ba, mais la re-
connaissance officielle de ses droits exclu-
sifs sur ce qui est encore le panthéon cies
tribus arabes. Allah va devenir un Dieu
jaloux, comme le Dieu d'Israël, et récla-
mer pour lui seul la possession de sa
maison.
Dans un moment d'oubli, les trois
déesses, dont nous venons de parler, Al-
lât, la parèdre d'Allah; Al-'Ouzzâ, la
parèdre du dieu Al-'Azîz, dont le nom
propre 'Abd Al-'Azîz ' a conservé la
'
I. Les musulmans expliq
uent Al- A\U * ^ c
e un attribut d'Al-
puissant » dans ce nom connu
lâh, 'fM Al-'Azîz étant synonyme de Abd Allah.
58
l-A SCIENCK DES RELIGIONS
trace; enfin Manât avaient trouvé grâce
^vant Mahomet qui, par des conces-
sions, espérait gagner les infidèles, Con-
vaincu de son erreur, il la condamne dès
le lendemain avec véhémence : « De quel
droit, s'écrie t-il, auriez vous une des-
cendance mâle, tandis qu'Allah aurait
un entourage de femmes? ' » Mahomet
ne s écartera plus du monothéisme puri-
fie, qu'il proclame une confirmation et
une continuation de ce qu'avant lui les
gens du Livre, c'est-à-dire les juifs et les
chrétiens, ont reçu du vrai Dieu par l'en-
tremise de leurs prophètes. Son horizon
ne dépasse pas encore sa ville natale- ,1
Cherche à y implanter et à y enracinera
doctrine en faisant appel à h, fois aux
sentiments et aux intérêts.
La troisième période, la plus produc-
tive de toutes au point de vue littéraire
s étend depuis l'émigration en Ethiopie'
, Ve ! S0 "' Jusqu'au moment où Mahomet
1^-mëme, e„ 622, se décide à quitter La
i. Coran, lui, 2 1.
ET I.'iSI.AMISME
5 o
Mecque. Cinquante sourates environ ap-
partiennent, dans leurs parties essentiel-
les, a l'effort incessant qu'avec une rare
persévérance le Prophète s'imposa pour
faire triompher à La Mecque sa supré-
matie sinon temporelle, du moins spiri-
tuelle. Le rhéteur et l'orateur ont tué en
lui le poète. La parole d'Allah s'est cal-
mée Liie ne s'exhale plus en apostrophes
virulentes, pleines d'exaltations et d'en-
thousiasme, précédées de crises nerveuses
et accompagnées de troubles cérébraux.
C'est par la persuasion froide, par le rai-
sonnement, par d'habiles plaidoyers en
faveur de sa cause, que le Prophète essaie
d'amener à lui ceux qui sont restés sourds
à ses exhortations et à ses imprécations
d'autrefois.
La logique n'a pas plus de prise sur les
habitants de la Mecque que n'en avait eu
l'éloquence. Alors Mahomet commence à
tourner les yeux vers le dehors. Ses émis-
saires sont allés à Yathrib et y ont cons-
taté des dispositions favorables pour sa
personne et pour sa mission religieuse.
6o
LA SCIENCE DES RELIGIONS
■
Pourquoi s'obslinerait-il à dédaigner un
concours actif qu'on lui promet, pour-
quoi ses visées resteraient-elles enfermées
dans l'enceinte de La Mecque, où elles
sont tournées en dérision, où elles ren-
contrent une opposition malveillante?
L'allocution « ô hommes! » entre dans le
Coran, au moment où le Prophète, dé-
goûté de ses compatriotes, habitue peu a
peu son esprit à l'idée, révolutionnaire
pour l'époque, de déserter sa tribu pour
s'appuyer contre elle sur les habitants
d'une autre ville, sur les membres d'une
autre famille.
En 622, Mahomet, résolut à frapper
un grand coup, ht partir d'abord ses
principaux adeptes; puis il partit le der-
nier, ou plutôt il « s'enfuit » secrètement
de La Mecque. L'hégire (littéralement :
la fuite) réussit, parce que le secret fut
bien gardé. La disparition clandestine de
l'apôtre fut suivie de son entrée triom-
phale à Yathrib", qui devait bientôt rece-
voir le nom de Medînat an-nabi « La
ville du Prophète », plus brièvement de
ET I. ISLAMISME
6l
Al-medîna « La ville » par excellence,
Médine.
A ces trois divisions ajoutons : 4 Code
musulman primitif et pièces politiques
dans les vingt sourates promulguées à
Médine qui, dans le Coran, représentent
les années entre l'hégire, le 20 septembre
622, et la mort du Prophète, le 8 juin
632.
Le temps des appels à la conciliation
est passé. C'est en vainqueur que Maho-
met doit rentrer dans sa patrie. Ceux des
Koraischites qui n'ont pas suivi le Pro-
phète ne sont plus pour lui des frères,
mais des ennemis. Le monothéisme mu-
sulman, réservé d'abord comme une fa-
veur pour une tribu privilégiée, doit de-
venir la religion nationale de la péninsule
arabique. Toutes les tribus, qu'attirent à
la Ka'ba les rites de leur culte et les inté-
rêts de leurs transactions commerciales,
sont conviées à bénéficier de la rénova-
tion apportée, imposée par Mahomet.
Pour les gagner plus sûrement, il n'iié-
t
62
I.A SCIENCE DES RELIGIONS
site pas à leur emprunter nombre de leurs
usages, comme, par exemple, l'autorisa-
tion de la polygamie, comme la tolérance
pour la polyandrie, comme la trêve des
quatre mois sacrés, comme aussi la con-
ception du pèlerinage annuel coïncidant
avec les foires et les marchés de La Mec-
que. L'homme d'action et le législateur
se mettent d'accord pour que celui-ci or-
ganise les rouages de ce que celui-là aura
conquis par le secours d'Allah.
Les ressources infinies de l'esprit de
Mahomet lui ont permis de jouer un tri-
ple rôle : il a été le prophète de la foi
nouvelle; il devient le général de ses lé-
gions grossissantes, et en même temps l'ar-
bitre de la population de plus en plus
nombreuse qui l'accepte degré ou de force
comme son chef temporel et spirituel. La
parole sert désormais à des proclamations,
à des ordres du jour, aux prescriptions
d'un code souvent contradictoire, où la
décision d'aujourd'hui abroge la décision
d'hier.
Les épisodes principaux de cette cam-
ET LISI.AMIt.ME
03
pagne sont la victoire de Bedr en 62 \, la
défaite de Ouhoud en 62.Ï, la revanche
par la prise de La Mecque en 63o. Lors-
que Mahomet mourut le S juin 632, l'u-
nité religieuse de l'Arabie était, pour ainsi
dire, un fait accompli. La soumission dé-
finitive du Yémen, obtenue en 633,
prouva que l'œuvre de Mahomet était
destinée à lui survivre.
*3£
4p
^
m
Les fondateurs de religions, ces hom-
mes de rêves et d'extases, se sont
manifestés dans leur essence particulière
aux populations qui les entouraient.
Grande eût été la surprise de ceux dont
la mission a été continuée avec succès
après leur mort dans le temps et dans
l'espace, si, par la faveur d'une vision,
ils eussent pu aperce\oir le couronne-
ment de l'œuvre, qu'ils avaient laissée
inachevée et à peine ébauchée. Pour ne
point nous aventurer au-delà des religions
sémitiques monothéistes, ni Moïse, ni
Jésus, ni Mahomet, n'ont prévu, le pre-
mier la persistance de sa doctrine et la
Cû
I.A SCIENCE DES RELIGIONS
dispersion de son peuple, les deux autres,
le mode et les conditions d'expansion de
leurs idées transportées à travers le monde
par la masse toujours plus compacte des
chrétiens et des musulmans.
Ce que les prophètes d'Israël ont été
pour le judaïsme, ce que saint Paul a été
pour le christianisme, Aboû Bekr et Omar
l'ont été pour l'islamisme. Ceux-ci ont
réalisé et rendu viable la pensée du maî-
tre. De même que le législateur chez Ma-
homet s'était doublé d'un guerrier, ses
deux premiers vicaires (c'est le sens du
mot arabe khalife), s'inspirant de son
exemple, ont fait concourir à la propa-
gande les deux forces de la parole et de
l'épée.
La conquête de la Syrie par Aboû Bekr,
la conquête de la Perse par Omar, ne
constituent pas seulement des extensions
de territoire pour le khalifat naissant,
c'est le centre de gravité de l'islamisme
déplacé, c'est la religion de l'Arabie dé-
bordant au-delà de ses frontières naturel-
les pour envahir successivement le sud-
KT I. ISLAMISME
ouest de l'Asie, le nord de l'Afrique et
toute l'Europe méridionale. Le phéno-
mène qui, par la fusion d'éléments ai iens.
a transformé le judaïsme exclusif, raide
et national en une religion comme la re-
ligion chrétienne, largement accessible,
souple et universelle, s'est reproduit au
jour où l'islamisme s'est trouvé en con-
tact avec la Perse. 11 a failli sombrer dans
le mouvement que l'ingérence des vaincus
a imprimé à la marche des idées que les
vainqueurs leur apportaient. Mais le Co-
ran interprété, peut-être dénaturé, est
resté debout. Les écoles théologiques se
sont fondées, des opinions divergentes
ont été opposées les unes aux autres, mais
sans que les partisans d'Alî eux-mêmes,
les schî'ites, sortissent du giron. D'une
part, l'alphabet sémitique des Arabes a
détrôné la vieille écriture zende dans la
transcription d'une langue indo-euro-
péenne, mais, d'autre part, dès le ii e siè-
cle de l'hégire, les Persans avaient gagné
la maîtrise des sciences religieuses et des
sciences profanes, y compris la direction
68
I.A SCIENCE DES RELIGIONS
même des études relatives à la grammaire
arabe.
Cette prépondérance, qui rappelle l'in -
Huence grecque sur Rome, ne pouvant
être contestée, on avait imaginé de la
faire annoncer par le Prophète lui-même
dans ce hadîth apocryphe : « Si, aurait-il
dit, la science était suspendue aux voû-
tes du ciel, il se trouverait parmi les Per-
sans des hommes pour l'atteindre '. »
Les discussions dogmatiques, qui ar-
ment les sectes les unes contre les autres,
sont des guerres civiles peu dangereuses
pour un empire religieux solidement
constitué. Le troisième khalife, Othmân,
avait senti la nécessité d'établir une ré-
daction officielle du Coran Frappé de
1 inconvénient que présentaient l'incerti-
tude des leçons et la multiplicité des va-
riantes, Othmân chargea Zaid ibn Thàbit
et quelques Koraischites de fixer le texte
canonique, immuable, seul authentique,
i. Ibn Khaldoûn, Prolégomènes (ir. de Slane),
111, p. 3oo.
ET L'ISLAMISME
6 9
du livre sacré. Les documents originaux
tracés sur des étoffes, sur des feuilles de
palmier, sur des omoplates de chameau,
sur des pierres, furent anéantis, comme
des témoins contradictoires. Les éditions
parallèles furent supprimées. La légende
nous a conservé le souvenir d'un im-
mense autodafé.
Une fois l'unité du texte consacrée, il
pouvait sans risque être livré en pâture à
la subtilité et aux investigations des théo-
logiens. La vaste littérature des commen-
taires et des traités de jurisprudence est
intéressante pour les historiens du droit
canon ; car les musulmans réunissent dans
un même code la loi civile et la loi reli-
gieuse. Mais les fidèles s'inquiètent peu de
savoir si le Coran a été créé ou bien a
existé de toute éternité '. De pareilles con-
troverses ne sortent pas de l'enceinte des
écoles.
1. Ibii Khaldoûn, Prolégomènes (tr. de Slane),
lit, p. 57; A. von Kremer, Geschichte dev herr-
schenden Idecu des Islams, p. 233 et suiv.
~o
LA SCIENCE DES RELIGIONS
Pendant que l'on agite ces questions
théoriques, les mosquéss offrent l'hospi-
talité de leurs voûtes et de leurs arcades
aux âmes pieuses qui se recueillent dans
la lecture par excellence.
C'est par un acte de dévotion indivi-
duelle que le musulman vient réciter à
voix basse le texte sacré. Il parcourt le
cycle entier du Coran, soit en quarante,
soit en trente, soit en sept, soit même en
trois jours. Cette récitation ne fait pas
double emploi avec le culte public, où
l'invocation du début (sourate i") et l'af-
firmation du monothéisme (sourate 112I
ont seules été admises dans la liturgie.
C'est un supplément facultatif;! la prière,
qui n'est l'objet d'aucune injonction, c'est
un luxe plus accessible que ie goût si ré-
pandu de rendre hommage à la parole
d'Allah en consacrant son temps et ses
veilles a des copies artistiquement écrites,
brillamment enluminées. L'exécution de
ces merveilles calligraphiques n'est pas à
la portée même des plus ardents : ils se
sont contentés de lire, de relire et d'ap-
'
ET [.ISLAMISME 71
prendre par cœur la collection des cent
quatorze sourates.
Si des prescriptions aussi compliquées
avaient été placées comme des obstacles
sur le chemin de l'islamisme, la foule ne
s'y serait pas pressée aussi compacte, les
adhésions eussent été plus tièdes et moins
nombreuses, le prosélytisme ne continue-
rait pus à grossir sans cesse les rangs des
populations musulmanes.
Par quelles qualités spécifiques expli-
quer la merveilleuse fortune de la religion
dont Allah est le dieu, et Mahomet le pro-
phète? Aujourd'hui encore, les popula-
tions à demi-barbares de l'Afrique cen-
trale, placées entre l'Evangile et le Coran,
se laissent plus facilement gagner à l'isla-
misme qu'au christianisme. D'où provient
cette force d'expansion, qui défie les riva-
lités, qui triomphe de haute lutte dés
qu'elle trouve l'occasion de se déployer?
C'est là un problème auquel les conver-
sions récentes, non seulement en Afrique
centrale, mais encore au Tibet, en Chine,
7 2
LA SCIENCE DES RELIGIONS
dans le Tui kestan oriental, en Abyssinie,
donnent un regain d'actualité.
Nous pensons que l'extrême simplicité
des éléments constitutifs de la religion
musulmane en a favorisé dès l'origine la
diffusion, en assure encore aujourd'hui
les progrès. Dans ce cadre vaste, flexible
et mobile, chacun peut faire entrer, sans
le rompre, ses idées, ses convictions et ses
espérances, sans trop les violenter, pourvu
qu'elles ne tiennent ni de l'athéisme, ni de
l'idolâtrie.
Les cent so-rT^lfc^Tûitee millions de
musulmans se distinguent par des concep-
tions très diverses sur ce monde et sur
l'autre. On ne compte pas moins de
soixante-treize sectes ', dont quatre ortho-
doxes, celles des Hànifltes, des Schâfi'ites,
*fr
i. Do/y. Essai sur l'histoire de l'islamisme, tra-
duit du hollandais par Y. Chauvin, p. 196. J'ai
cherché à meure en relief mon point de vue sur
le manque d'originalité et sur la souplesse de
1 islamisme dans un article consacré au livre de
l'ozy; voir Revue critique d'histoire et de littéra-
ture, 1882, I, p. 148-149.
ET L ISLAMISME 7 j
des Mâlikites et des Hanbalites. Ajoutez
à cela les gens suspects de ces tendances
schi'ites avouées ou latentes, qui, avec les
Fâlimides d'Egypte, ont revendiqué jus-
qu'au titre de khalifes. Ce sont encore les
soûfîs absorbés dans leur mysticisme, ce
sont aussi les affiliés d'associations secié
tes aux ramifications étendues '.
Mais, en dépit de ces classifications par-
fois arbitraires, de ces frontières variables
et mal dessinées, le faisceau de l'islamisme
a résisté. L'arbre ne renie aucune de ses
branches, même de celles qui, à distance
de la racine, ont décrit lescouibes les plus
tortueuses.
Le mot arabe islam, signifie « soumis-
sion, abandon complet ». Il exprime Pab-
1. P. cTEstournelles de Constant, Les sociétés
secrètes che% les Arabes et la conquête de V Afri-
que du N01 d dans la Revue des Deux-Mondes
du 1" mars [886, p. 100 et suiv.; Eriust Meyer,
Les associations musulmanes dans les Annales ae
l'École libre des Sciences politiques du i5 avril
1886, p. 2014-306.
5
74
l.A SCIENCE DES RELIGIONS
dication de la volonté humaine devant la
volonté divine. « Aujourd'hui, dit Allah,
J ai complété pour vous voue religion,
parlait sur vous ma bienveillance, et agréé
en votre faveur Visldm comme religion '. »
L idée de la prédestination divine abso-
lut es» comme impliquée dans ce dogme
primordial ; car « Allah, qui est la lumière
deb deux et de la terre, dirige, grâce à sa
lumière, qui il veut » '-.
La toute-puissance d'un Dieu unique,
la faiblesse de la créature, mise en de-
meure d'opter entre la résignation et la
révolte, voilà le fond de l'islamisme.
Dans des régions brûlées par le soleil,
où la fatigue des corps produit un affais-
sement général, l'élite des esprits sentira
seule ce qu'a d'humiliant pour l'homme
le renoncement de soi-même, la négation
de la liberté, l'absence de la responsabi-
lité. Des philosophes, des penseurs cher-
cheront à concilier la conscience de leur
i . Coran, v, b.
2 Coran, xxiv,
ET L ISLAMISME y 5
dignité morale avec l'interveniion con-
stante de la Providence dans leur marche
aveugle. Mais ni la dissidence des Mou-
'tazilites, ni les démonstrations successives
d'un Avicenne (Ibn Sînâ), d'un Gazâlî,
d'un Averroès (Ibn Rotchd), n'empêche-
ront les princes de trouver dans la doctrine
du fatalisme une excuse pour leurs fautes,
un appui pour leur despotisme, les sujets
un prétexte pour se laisser aller à leurs
passions, pour s'abandonner mollement
au courant d'une vie dont ils ne sont pas
les arbitres.
Le musulman ' est tenu d'accepter
comme des vérités préétablies, trois dog-
mes fondamentaux :
i° L'unité d'Allah, le seul dieu;
1. En arabe, mouslim '< celui qui se soumet ».
Les Persans ont ajouté au terme primitif leur fi-
nale au, ont modifié la prononciation des voyelles
à l'intérieur du mot, et sont arrivés à diremu-
s»/»ufii,fe-ue nous leur avons emprunté mm*s «*#■* '
chanqemen
7 G
LA SCIENCE DES RELIGIONS
2° La prophétie de Mahomet, l'envoyé
d'Allah ;
3° La résurrection au jour du jugement
dernier.
Ces trois axiomes ont pour corollaires :
i° Les études ^métaphysiques sur « le
maître tout-puissant, qui n'a point en-
tamé et qui n'a pas été enfanté, qui n'a
point d'égal ' » et sur ses « excellents
noms 2 » ou attributs, au nombre de qua-
tre vingt-dix-neuf ;
2° Les recherches sur les moindres pa-
roles attribuées au dernier et au plus grand
des prophètes, afin de constituer avec l'en-
semble de ces hadîth, comme on les ap-
pelle, des recueils destinés à combler les
lacunes du Coran par une sorte de tradi-
tion complémentaire, appelée la sounna,
et dont l'autorité, acceptée par les ortho-
doxes, nommés pour ce motif sommités,
est rejetée par les schî'ites ;
3° Les tableaux plus ou moins imagi-
i. Coran, cxir, 2-4.
2. Ibii., vu,- i-i|.
ET L'ISLAMISME
77
naires d'une eschatologie destinée à frap-
per les esprits et à compenser l'absence
d'une éthique catéchisée par l'espoir des
récompenses célestes, par la crainte du feu
de la géhenne '.
Les obligations pratiques, qui assurent
au musulman la faveur d'Allah dans cette
vie et les jouissances éternelles promises
par lui dans l'autre, sont plus compliquées
et plus encombrantes. Les cinq « piliers-»
canoniques de la religion sont les ablu-
tions, la prière, le jeûne, le pèlerinage,
l'aumône.
Ce n'est qu'après s'être débarrassé de
toute souillure qu'il est permis de procé-
der à la prière. Les formules, dont elle se
compose, doivent être récitées dans un or-
i. Le plus curieux traite d'eschalologie musul-
mane est La pierre précieuse de Gazâli, demi
M. L. Gauthier a publié le texte arabe avec une
traduction française (Genève-Bâle-Lyon , 1878).
L'ouvrage a seulement le défaut, comme tout ce
qu'a écrit Gazâlî, d'être plus subjectif qu'objectif.
2. Coran, 11, i.So .
78
I.A SCIENCE DES RELIGIONS
cire prescrit et accompagnées de postures
déterminées par l'usage. Cinq fois par
jour, le mou'atfin annonce du haut des
minarets que l'heure de la prière est ve-
nue. Chacun se tourne alors vers la kibla,
c'est-à-dire dans la direction du temple de
La Mecque, et récite ses oraisons dans
l'endroit où il se trouve. Le culte public
et la prédication ou khotba de l'imâm sont
réservés pour le service hebdomadaire,
qui, chaque vendredi vers midi, est célébré
dans la mosquée principale.
Quant au jeûne, il se prolonge pendant
tout le neuvième mois, le mois de rama-
dan. Chaque jour, l'abstinence la plus
stricte est commandée depuis l'aurore jus-
qu'au coucher du soleil. Mais le Coran
lui-même prévoit des dispenses, non seu-
lement pour le malade et le voyageur,
mais encore pour celui qui, tout en étant
de force pour supporter la privation, se
rachèterait en subvenant aux besoins d'un
pauvre.
Le pèlerinage devait, dans la pensée du
Prophète, amener chaque année tous les
ET L ISLAMISME
79
musulmans au rendez-vous de la Ka'ba.
Mais de sages restrictions ont limité l'ac-
complissement de ce devoir à un pèleri-
nage unique, que chaque homme est tenu
d'accomplir pendant sa vie. Les carava-
nes qui, chaque année, convergent vers La
Mecque de tous les points du monde mu-
sulman, attestent la vitalité de l'islamisme
et maintiennent un lien étroit entre ses
membres épars.
Enfin l'aumône légale est une véritable
capitation imposée tant pour le soulage-
ment de la misère que pour les dépenses
obligatoires de la communauté. On de-
vine aisément combien cet impôt de sanc-
tification (tel est le sens de son nom \a-
kât) a dû favoriser, avec les mœurs finan-
cières de l'Orient, l'arbitraire et les exac-
tions aussi bien des princes que des wâli
et des percepteurs.
Dans cet exposé, j'ai omis plusieurs au-
tres prescriptions, qui caractérisent l'isla-
misme, comme les suivantes : la guerre
sainte, le djihâd érigé en principe, sorte
de croisade tempérée seulement par des
8o
LA SCIENCE DES RELIGIONS
capitulations avec les juifs et les chrétiens ;
1 interdiction de certains aliments et de
toutes les boissons enivrantes, le maintien
delà circoncision, enfin les adoucissements
apportés au sort des esclaves, mais qui
risquaient de rester lettre morte, si le
possesseur s'acharnait contre sa victime.
Le code pénal était inflexible contre le
meurtre et l'apostasie, rigoureux à l'égard
du vol et de l'adultère.
Le tableau d'ensemble, que j'ai essayé
de tracer, devrait subir de légères retou-
ches pour ressembler exactement à ce
qu'est devenu l'islamisme dans un quel-
conque des pays où il a conquis la supré-
maiie. Si l'on excepte le jeûne du rama-
dan, d'ailleurs corrigé et atténué par les
excès de table des nuits sans sommeil, et
l'ambition que porte avec lui chaque mu-
sulman d'acquérir, comme un titre de
noblesse, le surnom de hddjî « pèlerin »,
en se montrant au moins une fois dans sa
vie à La Mecque, pendant le mois dhoïc 7-
hidjdja (celui du pèlerinage), on reconnaî-
I
ET I. ISLAMISME
8l
tra que l'islamisme ne pèse d'un poids
trop lourd ni sur les esprits, ni sur les
existences de ses adhérents. 11 sait, du
reste, s'accommoder aux nécessités et se
transformer selon les besoins. C'est une
puissance avec laquelle il faut d'autant
plus compter qu'elle excelle à se dissimu-
ler.
L'islamisme qui, d'après son comput,
commence actuellement son quatorzième
siècle d'existence, a su, par la double pro-
pagande de l'épée et de la parole, imposer
sa suprématie aux Arabes, aux Syriens,
aux Persans, aux Afghans, aux Turcs,
aux Tartares, aux Indiens de l'Archipel
et d'une partie de l'Hindoustan, aux ha-
bitants de l'Afrique du Nord, depuis l'E-
gypte jusqu'au Maroc, enfin aux indigè-
nes du Sénégal. ■ • ' :ù - n ■■■ ■ ;
C'est à dessein que je n'ai pas compris
dans cette énumération les pays comme la
Chine, où l'islamisme n'est pas prépondé-
rant, mais où il poursuit sa marche en
avant pas à pas dans une progression
constante, sans jamais reculer.
82
LA SCIENCE DES RELIGIONS
S'il est permis d'augurer de l'avenir par
le spectacle de ce qui se passe sous nos
fv yeux, l'islamisme n'a plus rien à espérer
en Europe, où le sultan de Constantino-
ple, souverain temporel et spirituel selon
les vraies traditions du khalifat, est con-
traint à défendre les lambeaux de son
empire contre les princes qui, de toute
part, aspirent à s'y tailler un manteau à
leur taille; mais de larges compensations
sont réservées à la religion de Mahomet
en Asie et en Afrique, où de plus en plus
retentira la parole en laquelle se résume
l'islamisme : « Il n'y a de dieu qu'Allah,
Mohammad est le prophète d'Allah ».
-$-• -A^ A- ..A~ *A-. *A* -A- *&, *&. ,A»
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IV
A utant l'islamisme est largement ou-
XX vert aux concessions et aux transac-
tions dans l'enceinte de son contour, au-
tant il est fermé aux influences du dehors,
autant il est replié sur lui-même pour se
défendre contre toute atteinte. « Choisis
le pardon, dit Allah ', ordonne la gé-
nérosité et détourne toi des infidèles. »
Le sentiment de la défiance à l'égard de
l'étranger est enfoncé, comme une flèche
empoisonnée, dans le cœur de tout mu-
sulman. N'y a-t-il aucun moyen de l'en
extraire, la plaie est-elle trop profonde
pour qu'on puisse essayer de la guérir?
i . Corail , vu, i (|8
■
«4
l-A SCIENCE DES RELIGIONS
Avant de nous séparer, Messieurs, je
vous demande la permission de vous faire
connaître mon diagnostic dans tout son
optimisme, mais aussi de vous dire en
toute franchise et avec un certain pessi-
misme que nous ne combattons pas le mal
par des moyens efficaces et que nous ris-
quons de le voir empirer, à moins que
nous ne changions de méthode.
Après l'Angleterre, la France est le pays
de l'Europe le plus intéressé à faire cesser
le malentendu entre les chrétiens et les
musulmans, à sceller définitivement la ré-
conciliation des vaincus avec leurs vain-
queurs. Qu'on ne s'avise pas de supposer
qu'on obtiendra le consentement des es-
prits récalcitrants, à la condition de laisser
les convictions religieuses libres, les con-
sciences indépendantes.
Un diplomate éminent, un des ouvriers
de la première heure dans rétablissement
de notre protectorat en Tunisie, M. P.
cTEstournelles de Constant, a montré quels
services sa connaissance des Arabes aurait
ET I. ISLAMISMK
85
pu continuer à nous rendre en terre mu-
sulmane par les réflexions suivantes ' :
« Il n'y a pas dans le monde arabe d'ins-
titution politique qui n'ait pour base la
religion. L'école et le tribunal sont dans
la mosquée; le peuple ne se compose pas
de citovens, mais de fidèles; les hordes qui
s'opposent à nos conquêtes ne se recru-
tent pas des volontaires, mais des croyants ;
la guérie ne fait pas de ces croyants des
soldats, mais des fanatiques; c'est l'éten-
dard seul du Prophète qui peut conduire
à la victoire un musulman. »
L'union intime du temporel et du spi-
rituel a été dans le passé la marque de la
propagande musulmane 2 , elle caractérise
i. Revue des Deux-Mondes du i" mars [886]
p. 100.
2. I.eopold von Rauke, Weîtgeschichte, Y, I.
p. io3. La mort de l'illustre historien qui. en dé-
pit de son grand âge avait entrepris la rédaction
d'une Histoire universelle et l'avait poussée jus-
qu'aux environs de l'an iooo. a surpris ses ad-
mirateurs, qui ne se consoleront pas de voir ce
monument iuachc\ j.
8C
l.A SCIENCE DES RELIGIONS
aujourd'hui la résistance que l'islamisme
oppose à nos idées, à notre langue, à notre
domination.
Pour être en état d'affronter la lutte à
armes égales, il faut que les représentants
de la France, à tous les degrés, soient ini-
tiés non seulement à l'idiome, mais encore
à la religion de ceux qu'ils prétendent
gouverner. Le concours des interprètes,
pour excellents qu'ils soient, ne suppléera
jamais à l'entretien spontané, intime, fa-
milier, entre deux hommes qui, tout en
conservant les distances, échangent direc-
tement leurs idées et les modifient l'un
au contact de l'autre L'action de nos fonc-
tionnaires, préfets, sous-préfets, adminis-
trateurs civils, commandants militaires,
conseillers, juges, percepteurs, etc., etc. ,
ne s'exercera d'une manière vraiment dé-
cisive sur les indigènes que lorsque ceux-
ci senti. ont en eux à la fois la supériorité
de la force et de la science, lorsque, pour
employer une expression vulgaire, ils
trouveront en eux à qui parler en toute
circonstance. L'isolement des exilés, qui
ET L ISLAMISME
§7
vont maintenant en Algérie ou en Tunisie
comme des disgraciés, cesserait comme
par enchantement si, instruits par l'exem-
ple de ce que l'Angleterre pratique avec
succès aux Indes, nous assurions le recru-
tement d'un personnel prépaie à l'admi-
nistration de nos colonies musulmanes et,
en raison des avantages dont il serait com-
blé, énergiquement résolu à y commencer,
à y poursuivre, à y terminer sa carrière.
La connaissance de l'arabe devant être
la première condition requise de ceux qui
posent leur candidature aux fonctions of-
ficielles en Algérie, en Tunisie, peut être
également au Sénégal, comment la métro-
pole pourvoira t-clle à ces besoins recon-
nus, comment formera-t-elle ces contin-
gents d'un nouveau genre, cette troisième
armée destinée à organiser les conquêtes
delà deuxième, de l'armée coloniale?
Une solution a été proposée par un
maître en linguistique qui, bien loin de
composer une apologie « pour sa mai-
son », a fait une tentative pour la démo-
88
LA SCIENCE DES RELIGIONS
Hr, et a indiqué, devant un nombreux
auditoire, comment on apprend les lan-
gues étrangères, sans avoir recours aux
procédés scientifiques qu'il a lui-même
mis en vogue dans notre jeunesse fran-
çaise «. Impitoyable pour « l'école des
mots et des dictionnaires », M. Bréal,
qui a si souvent expliqué les uns et feuil-
leté les autres, lorsqu'il ne les a pas com-
posés, s'est déclaré partisan de l'empi-
risme, de l'éducation de l'oreille, de Ja
pratique à outrance, de la conversation,
" fût-ce avec des gens inférieurs en intelli-
gence et en éducation, de l'acclimatement
dans un pays pour s'y instruire, non sur
des pages inanimées, mais dans des rela-
tions constantes avec les habitants, des
voyages, où l'air ambiant que l'on respire
i. La conférence d; M. Michel Bréal a été faite
à l'Association scientifique, le 27 février 1886.
Elle a paru dans le Bulletin de l'Association
(1886), p. 39.1-412; dans la Revue bleue du
i3 mars 1886, p. 32r-33 4 ; enfin dans la Revue
internationale de l'enseignement du t5 mars
1886, p. 235-255.
ET L'ISLAMISME bq
apprend mieux que tous les maîtres la
prononciation des mots, la construction
des phrases, le maniement de la langue.
Si celte méthode est la meilleure, si
l'accumulation du bagage grammatical
et lexicographique ne peut engendrer que
des mésaventures analogues à l'odyssée
lamentable de M. Fr. Gouin, comment
se fait-il que d'un côté, si j'excepte de
remarquables exceptions, la grande majo-
rité des fonctionnaires envoyés en pays
musulman, comme des diamants bruts
qu'on a négligé de polir d'avance, aient
vécu à côté des Arabes, les aient frôlés et
côtoyés sans se mêler a eux, sans partager
leur vie, sans comprendre jamais autre
chose qtie des bribes de ce qu'ils disent,
sans devenir aptes à discuter leurs idées;
comment se fait-il, au contraire, que vos
aines, vos camarades d'hier, ceux à la
suite desquels vous emboîtez le pas et qui
viennent de quitier mon enseignement
théorique pour se lancer dans la vie pra-
tique, n'aient eu à traverser qu'une très
comte période de 'tâtonnements, deux ou
90
LA SCIENCE DES RELIGIONS
trois mois à peine, pour se monder capa-
bles de rendre des services justement ap-
précies, pour être en état de consacrer
utilement leurs connaissances patiem-
ment acquises au maintien du prestige
que Ja France a conservé et conservera e°n
Orient?
Les expériences faites par Je Ministère
des Affaires étrangères me paraissent avoir
trop bien réussi pour ne pas tenter le
patriotisme du Ministère de l'Intérieur
du Ministère de la Justice, du Ministère'
des Colonies, du Gouvernement général
de l'Algérie, du Protectorat de la Tu-
nisie.
Le système préconisé par M. Bréal
convient aux entants pour leur fournir
cette première couche d'un vocabulaire
élémentaire, dont on élaguera plus tard
les éléments de mauvais aloi, au moment
où on l'enrichira, mais dont on profitera
dans la recherche d'une culture supé-
rieure.
L'enseignement secondaire a déjà d'au-
tres exigences. En Allemagne, m'assure-
ET L ISLAMISME
01
t-on, les gymnases, ne pouvant attirer à
eux l'élite de nos maîtres, ont renoncé à
faire enseigner le français et l'anglais par
des Français et par des Anglais.
L'enseignement supérieur s'accommode
encore moins de collaborateurs qui allè-
guent comme titre principal le hasard qui
les a fait naître dans tel ou tel pays. A
l'Ecole des langues orientales, l'accession
de répétiteurs indigènes n'a pas réalisé
les espérances qu'avaient conçues les par-
tisans de cette innovation '. Ces auxiliai-
res n'ont commencé à nous seconder avec
efficacité que du jour où ils ont adopté
nos habitudes pédagogiques.
Me sera t il permis de noter ici une im-
pression personnelle? Pour ma part, j'ai
constaté un phénomène inverse de celui
qu'a signalé M. Bréal. Les mots s'impri-
i. Le gouvernement allemand me paraît se
créer d'étranges illusions à cet égard dans les
projets qui ont été élaborés et soumis au Conseil
fédéral au sujet du Séminaire oriental, qu'il se
propose de fonder à Berlin.
92
r.A SC1ENXE DES RELIGIONS
ment dans mon intelligence moins par
une perception de l'oreille que par une
mise en mouvement des veux, et la mé-
moire me les fournit dans une image plu-
tôt que dans un son. Est ce une infirmité
démon optique individuelle ? Je ne sais,
mais une langue, qui n'a pas son alpha-
bet, ne tracera jamais dans mon esprit un
sillon profondément creusé. J'ai toujours
regretté que le latin et le français n'eus-
sent point de caractères distincts, et le
contre-sens commis par l'application des
lettres arabes à l'orthographe du persan et
du turc m'a fait de bonne heure renoncer
à posséder les trois langues musulmanes.
Je n'aurais jamais pu apprendre le zend
ni dans le Manuel de Justi, ni dans la
Grammaire de Hovelacque, parce que
l'un et l'autre font usage de transcriptions.
Les formes seules des lettres, avec la va-
riété de leurs combinaisons et de leurs
compositions, me rappellent les mots,
comme on rattache les théorèmes à des
ligures géométriques.
La prononciation, qui a précédé l.'écri-
ET L ISLAMISMK
9 3
tufe, mais qui, après s'être cristallisée en
elle, n'a pas cessé de s'altérer par le jeu
des organes et l'usure du langage, sera
peut être enseignée par un professeur
imbu de ces principes d'une manière un
peu idéale et plus conforme aux lois de la
phonétique qu'aux caprices de l'usage.
Mais rassurez-vous : vous vous serez
bien vite approprié la manière de pro-
noncer et de s'exprimer usitée dans les
milieux divers où vous serez appelés à
vivre. Seulement, renseignés avec précision
sur les conventions et les artifices, par
lesquels la langue littéraire s'est déformée
et abâtardie, vous vous arrêterez à temps
sur la pente où vous risqueriez de glisser,
et vous maintiendrez sans pédantisme vo-
tre langage sur des hauteurs qui ne le
rendront pas inaccessibles, mais qui feront
rechercher voire société et respecter votre
autorité par les indigènes bien élevés, par
les Arabes instruits.
L'étude du Coran, à laquelle nous al-
lons nous livrer ensemble, sera pour vous
94
I-A SCIENCE DES RELIGIONS
un levier puissant pour agir sur les mu-
sulmans. Non seulement Je Coran est le
modèle, le miracle •, que tous les écri-
vains musulmans cherchent à imiter de
loin dans leur style, mais encore ils en-
châssent dans leurs productions tantôt une
phrase du texte sacré, tantôt un mot dé-
tache, tantôt une allusion discrète à un
Passage qu'il faut avoir présent à la pen-
sée pour ne point s'égarer dans l'interpré-
tation. Les pièces officielles elles-mêmes
n échappent pas à ce besoin qu'éprouve
le musulman d'étaler son érudition spé-
cale. Elle pénètre jusque dans la conver-
sation, pour peu que l'on s'entretienne
avec des personnages d'un certain rang
La langue du Coran n'a t-elle pas envahi
a la suite de la religion et de l'écriture, le'
persan et le turc?
Sans vouloir diminuer l'importance des
études littéraires auxquelles je vous con-
vie aux divers degrés de mon enseigne-
i. Ibn Khalduûn, ProUgomènâ (.r. de Slsnel
p. 194.
ET I. ISLAMISME
Le Puy. -
mprjme
ie de Marchessou fil:
Il
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